Jean-Pierre joue au 1000 bornes

 

Et la troisième nuit..................

J'avais promis à notre président une narration du brevet des randonneurs mondiaux de 1000 km réalisé en juillet dernier. J'avais rédigé à chaud un compte rendu qui m'a paru rébarbatif.

C'est ainsi que je me suis dit je vais en faire un autre avec le recul du temps, ne comprenant que les plus forts souvenirs, et il en est un qui restera toujours gravé dans ma mémoire, c'est celui qui englobe la troisième nuit.

 

LANGRES Station Total, KM 750, 10 juillet 2005, 22H00.

 

Avant de commencer cette troisième nuit et pour bien comprendre dans quel état moral et physique j'étais en l'abordant je vais faire un petit résumé des sept cent cinquante premiers kilomètres et des quelques 52 heures passées en machine.

 

TROYES parking Charles-Delestraint, KM 0, 8 juillet 2005, 18H00

 

Nous sommes cinq à partir : un Troyen, un Orléanais, un Breton, une Californienne et un Igny Montain dit le Parisien. J'utilise une randonneuse 650 B pesant avec le chargement plus de vingt kilos. Je suis en autonomie totale, j'ai même un sac de couchage. La première nuit se fait sous la pluie et je fais route avec le Breton. Ce dernier a des problèmes de dérailleur, nous tentons de réparer et repartons mais son ennui mécanique continue, puis une biche dans la forêt solognote passe entre nous, le pire est évité. A la sortie de la nuit et jusqu'à midi, la pluie est battante, je fais route maintenant avec la Californienne. Il fait chaud et le vent est de face. Nous sommes rejoints par l'Orléanais. A l'entame de la deuxième nuit je crève de la roue arrière. Je laisse s'en aller mes compagnons de route et à partir de cet instant, je roulerai seul. La deuxième nuit me paraît très longue, entre MONTMIRAIL et CHALONS EN CHAMPAGNE il y a 60 km de ligne droite par la D 933 particulièrement dangereuse. Quelques part sur cette route, à la traversée d'un village, un groupe de jeunes gens alcoolisés sort d'un bar et me fait une ambiance d'Alpe d'Huez. Plus loin sur cette route au coeur de la nuit, je dors 1 heure dans mon sac de couchage. Avant d'arriver à CHALONS, une voiture arrive face à moi et pour une raison inconnue le conducteur en perd le contrôle et la voiture part dans le fossé. Je reste pétrifié. Puis je vais voir le conducteur qui n'a rien mais qui semble en état d'ébriété, sa voiture est hors d'usage et il ne veut pas que j'appelle qui que ce soit. Je repars donc. Après CHALONS j'assiste à un magnifique lever de soleil et je roule ma deuxième journée sans incident. Je dors cependant trois fois un quart d'heure et m'alimente peu. Simplement dans quelques boulangeries. Les jours ne sont que des traits d'union entre les nuits. Je roule le long de la Meuse et dans la forêt vosgienne. Nous sommes dimanche soir, depuis vendredi matin je n'ai pas dormi deux heures. J'ai le ventre vide, mes provisions de route sont épuisées, je ne dois pas trainer car je suis tout juste dans les temps. L'orage menace. Le ciel est très très sombre et je m'apprête à monter à la citadelle de Langres. Il est tard et pour manger je ne vois que la station Total , j'achète avant la fermeture, un sandwich pain de mie au jambon, un yahourt à boire et une bouteille de Badoit, il est 22H00. Je me requinque.

 

J'aborde alors la troisième nuit. Ma cheville droite est enflée et me fait un peu mal, mais j'ai bon moral, je me sens heureux. Inquiet et heureux. Inquiet car l'orage gronde maintenant très fortement, il ne pleut pas encore et je n'arrive pas à savoir si je vais aller vers l'orage ou passer à côté. Heureux car je pense que je vais pouvoir terminer dans les temps, car après autant d'heures sur le vélo je me sens parfaitement délassé, car le site est extraordinaire, car je vais entamer la nuit et la haute solitude, il n'y aura que la route, la nature qui m'entoure et moi même. Il n'y aura plus de villages et de villes à traverser dans la circulation, je ne verrai plus les gens avec qui je me sens dans une telle épreuve si décalé.

Après la longue montée à la citadelle, je prends ma route qui se dirige vers la Bourgogne au nord de Dijon. Je file droit sur l'orage. Les éclairs sont énormes. La pluie commence à tomber. Je compte les secondes entre l'éclair et le coup de tonnerre. Quelle est la vitesse du son déjà? Huit secondes, puis quatre puis trois. Je me rapproche. Je songe aux solutions de repli. Rien près de moi que des champs de blé non coupés. Je me raisonne. Mes pneus sont en caoutchouc et épais, je suis isolé du sol. Puis je me dis : tu peux te coucher dans les champs à plat ventre,le vélo couché aussi.

Je progresse, il n'y a que très peu de voitures mais à chaque fois je me méfie depuis ma mésaventure de la nuit précédente, je me retourne si elle vient de derrière, évalue sa vitesse, je suis prêt à bondir sur le bas côté. Quand elle vient de face, je braque ma frontale à hauteur du conducteur, ce qui a pour effet souvent de faire ralentir la voiture, et en tout cas de la faire passer en feux de croisement. La voiture est mon principal souci, plus que l'orage, la pluie et le reste. Je me sens animal face à un prédateur.

Je confonds dans la nuit et la pluie deux panneaux indicateurs avec l'Orléanais et la Califorienne, je prends mes désirs pour des réalités. Je commence à avoir des hallucinations.

La route est détrempée, et les côtes surviennent. Je traverse maintenant des forêts. Les côtes sont interminables mais l'orage s'éloigne. Je crains la traversée de gros gibiers dans ces forêts et je balaye l'orée des bois à droite et à gauche de ma frontale, j'y vois des multitudes de paires d'yeux me fixant.
Je reconnais un bébé renard et plusieurs renards et lapins.
Je me sens à la fois épié et à la fois en sympathie avec ces animaux.
Je crois voir la route peinte, elle est rouge et je crois reconnaître des peintures indiennes. Aujourd'hui j'ai encore le doute. Il faudra que je retourne de jour sur cette D428 en Haute Marne, vérifier s'il s'agit ou non d'une hallucination.Ma cheville me fait de plus en plus mal.

 

La pluie a cessé et en haut d'une longue côte je m'arrête. Je vais sur le bas côté et je m'éfondre sur l'entrée d'un sentier caillouteux complètement mouillé. Je pose ma tête au sol et j'admire la voie lactée : elle danse devant mes yeux comme des mobiles au plafond d'une chambre d'enfant, c'est extraordinaire et je m'endors. Un quart d'heure plus tard je me réveille (je suis réglé sur le quart d'heure). La voie lactée est immobile je peux repartir. Les descentes sont glissantes, je suis prudent. Et au bas de l'une d'elle j'arrive dans un épais brouillard. Dans un village je perds vingt minutes à trouver la route. Je ne vois rien. Je suis obligé de revenir à l'église d'orienter ma carte de me diriger au ralenti avec la carte et enfin je trouve la route (n'oublions pas que le parcours n'est pas fléché).

Là j'entame le coeur de la randonnée. Il est trois heures du matin, je suis sur une toute petite route, le brouillard est tellement épais qu'au milieu de la route je ne vois pas les bas côtés. Je pense que je suis dans une forêt mais je n'en suis pas sûr. Pour me diriger je me mets sur la bande pointillée du milieu de la route et avec ma frontale je fixe le pointillé suivant c'est tout ce que je peux voir et je roule ainsi durant ce qui me semble une éternité en danseuse et en conversation intérieure. Ma cheville me fait mal à chaque coup de pédale. Ce n'est pas un mal insupportable, mais présent. Ma cheville a doublé de volume (tendinite ou entorse de fatigue, il me faudra plus d'une semaine de pommade et d'anti-inflammatoire pour la voir dégonfler). Je deviens double, il y a celui qui dit à l'autre d'avancer. Il y a l'être moral qui veut, et l'être physique qui souffre. Et la conversation est permanente tout en ayant les oreilles aux aguets pour entendre une éventuelle voiture arriver. Mais il n'y en aura aucune. A chaque croisement je sors la carte. Je ne vois pas arriver le village suivant que je dois atteindre, je me crois perdu puis en haut d'une forte pente, j'arrive à SAINT BROING LES MOINES. Je suis sur la bonne route! A la sortie du village je trouve un promontoire et j'assiste à un lever de soleil fabuleux. Je vois des collines complètement boisées et sombres entre lesquelles des bancs de brouillard s'effilent et au delà des collines apparaît d'un bain de brumes un soleil rouge pâle qui petit à petit devient rouge vif dans un ciel très pur. Après cette nuit je me sens comme les hommes du temps des âges farouches face à la nature vierge. Je suis subjugué et j'en oublie de prendre une photo. Je repars tant bien que mal.

Sur la route face à moi, je vois un renard assis guettant dans un champ une proie, silencieux j'arrive sur lui, le surprend, il fait mine de me mordre et s'enfuit .Il n'aurait plus manqué que cela qu'il me morde!

Affamé je traverse des villages à la recherche d'un bar, d'une épicerie, d'une boulangerie.Mais les villages sont endormis, j'entends derrière les volets clos des ronflements. Ces villages bourguignons me semblent être d'un autre âge. Je les crois sortis d'un roman de Giono ou de Pagnol. Enfin je trouve un bar mais on est lundi je dois me contenter d'un café crème et d'un ... bounty périmé. Quand je suis dans le bar je vois passer le Troyen, il voit mon vélo mais ne s'arrête pas, moi je n'ai pas spécialement envie de sortir le héler. Seul j'ai roulé et seul je roulerai. Autant dans Paris Brest Paris j'ai apprécié la rencontre avec les autres participants, autant dans la Flèche Vélocio j'ai apprécié la communion avec mes co-équipiers, autant là j'apprécie la solitude mais aussi la rencontre avec les commerçants chez qui je suis allé faire pointer ma carte de route et autres BPF/BCN et qui m'ont toujours demandé ce que j'étais entrain de faire.

 

La dernière journée est sans interêt particulier. Au beau milieu de la dernière grande côte bourguignonne je me couche dans le fossé et m'octroie un quart d'heure de sommeil. Puis sur le plat je tente d'accélérer, je veux rester coûte que coûte dans les temps. Je prends à peine le temps de me restaurer. Sur l'infâme route qui mène vers Tonnerre le frôlement des camions me laisse indifférent, mon seul but : arriver. En soirée je prends un biscuit et un demi verre d'eau, cela me semble un festin. Je dors encore un quart d'heure, et le seul événement notable avant Troyes est la rencontre au détour d'un virage de trois magnifiques cervidés plantés au milieu dans la route dans la forêt après Chaource. J'arrive pile poil dans les temps (75H00).

 

Nous ne seront que quatre à finir ce BRM, le Breton a abandonné. J'ai eu l'impression que l'essentiel des 8000 mètres de dénivellé était concentré sur cette troisième nuit. Ce BRM était très dur surtout avec une randonneuse 650B. Plus dur que tout ce que j'ai pu faire à vélo jusqu'à présent. Durant cette troisième nuit, j'ai navigué entre paranoïa et schizophrénie. Cétait sans doute une nuit de folie. Mais je suis allé dans la volonté sur un vélo, là où je n'étais encore jamais allé et là où je n'irai sans doute plus, et pour cela et pour mon rapport avec la nature et les élèments je suis heureux de l'avoir vécue.

 

Jean-Pierre Chaussade